Les tronches
Je suis collée à d'autres dans les sous-sols de la ville en train de
subir une attaque aérienne. Nous sommes là depuis un temps ébranlé,
suspendu. Evacués dans le tout-à-l'égout, nous avons marché longtemps
dans des galeries souterrainnes jusqu'à l'arrêt énigmatique de notre
grande colonne d'égarés.
Il
n'y a presque pas de lumière. Parfois la
flamme d'un briquet éclaire une tronche hallucinée. J'essaie d'avancer.
La foule compacte râle, immobile. Ma main distingue dans une poche
une boîte d'allumettes que je pourrai griller l'une après l'autre jusqu'à
chiper
un coin imprenable, câché.
Une tronche surgit à ma droite. Elle est
proéminente, graissée par la peur. Sa bouche ouverte ne parle plus. Je
pousse. Je repousse. Ma flamme me brûle les doigts. Je n'ai plus de
feu. Les tronches
inconnues se recouvrent de noirceur, progressivement noyées dans la
confusion, d'un
silence mêlé aux grognements. J'en grille une autre. Je repère une
tronche familière où la suspicion traîne comme à l'ordinaire. Une
goutte d'eau éteint la flamme. La canalisation suinte. Soudain, le
silence est presque total. Un gamin pleure en sourdine.
Alors un
vacarme se prend à résonner dans mes oreilles, longtemps rebelles au
signal d'une attaque épuisée. Les veilleuses s'allument l'une après
l'autre. Les tronches se découvrent coude à coude. La tronche difforme
s'affiche. La tronche sonnée au côté de la tronche orpheline ignorent
encore la sirène gueulante. Et puis la tronche friponne s'éclaire à la
nouvelle, appelle à décamper. Bobonne et sa tronche dégonflée interroge
le sens de l'alarme. L'ancêtre impose une tronche privée d'impatience.
Une fois de plus l'alerte claironne.
Le baratineur prend sa tronche
d'embrouillé. La lumière faiblit. Une à une les tronches s'effacent.
J'aperçois avant l'obscurité, une tronche vulnérable, un dernier miroir
pour une noctambule.